Après quelques minutes
d’un grand show à l’américaine qui aide à
oublier le stress à venir, le coup de feu
retentit dans les cris d’une foule en
délire : les 35000 forçats du 30ème Marathon
de New York s’élancent à l’asseau du
Verrazano Bridge. Une foule immense qui dès
le départ doit se partager en deux ; les
« rouges » et les « bleus » passent sur les
voies du dessus et verront bientôt les
gratte-ciels de Manhattan ; les « verts »
auxquels j’appartiens sont dirigés sur les
voies du dessous. Déception car je suis le
seul vert des quatre FrontRunners parisiens
qui tentent cette aventure.
A l’arrivée sur
Brooklyn, le deuxième des cinq quartiers de
New York que nous allons traverser, mon
coeur a pris un rythme régulier. Le flot des
coureurs s’éclaircit. Au milieu des coureurs
je crois reconnaître le garçon qui hante mon
esprit depuis la veille. J’accélère. Mon
coeur bat plus vite (l’effort supplémentaire
et l’émotion). En approchant je reconnais sa
silouhette ; je suis certain que c’est lui à
la vue de son short moulant.
A la Pasta Party du
samedi soir dans Central Park il était là
avec ses amis. Mais nous sommes arrivés
lorsqu’ils partaient. Et, seuls quelques
rapides échanges de regards ont été
possibles. Très frustrants car trop appuyés
pour être neutres, mais sans qu’aucun autre
acte ne vienne leur donner plus de
signification. Puis en s’endormant plus
tard, le regret de n’avoir pas bougé car il
ne faut même pas imaginer le retrouver
tomorrow.
Dans le vent froid
de ce matin de novembre je fixe le mouvement
de ses jambes. Ses cuisses musclées sont
bien proportionnées et s’activent pour
attaquer le faux-plat qui conduit à Queens.
Sur les côtés, la foule des spectateurs
s’intensifie. On nous promet 2 millions de
personnes tout au long des 26 miles :
réellement impressionnant. La sociologie des
quartiers se traduit dans la couleur des
visages qui regardent défiler le flot
ininterrompu. Les enfants tendent leurs
mains aux coureurs pour qu’ils les touchent
au passage.
A l’approche du
3ème ravitaillement (un tous les 2 miles),
je tiens encore mon objectif timing. Tous
les miles, regard sur le chronomètre, calcul
de la moyenne et projection sur le reste de
la course. Puis je reprends l’observation de
cet homme qui respire la sensualité. Il est
beau dans sa course et me motive. Son rythme
est compatible avec le mien ; je bénis le
bienfait du fractionné d’Athletic Coeur de
Fond du mercredi ! Au passage je saisis un
gobelet d’eau, marche quelques pas pour
boire plus facilement. Mais il a disparu :
affolement ! Je reprends sur un rythme
effréné pendant 10 minutes : rien !
Peut-être est-il derrière ? 15 minutes au
ralenti (pour récupérer aussi). Ma tête
tourne tantôt à droite, tantôt à gauche pour
voir mon dieu italien me doubler. Mais
toujours rien. Où est-il ? Qui a la chance
de courir à ses côtés ? Pas moi. Je ressens
encore plus le poids de la solitude dans
l’effort. Toujours OK pour ce qui est de la
moyenne horaire.
Dans les deux
heures qui suivent, après avoir rejoint
Manhattan, puis fait une rapide incursion
dans le Bronx, l’entrée se fait dans Central
Park. Le vent souffle fort et il fait
toujours froid (j’ai conservé mes gants)
malgré le soleil. Les dénivelés charmants
pour le promeneur deviennent de véritables
falaises. Les mollets se crispent, arrachent
des grimaces à certains. La souffrance nous
tenaille tous. A ce moment le mental a pris
le relais. Je viens de croiser Vincent qui a
réussi à prendre quelques photos en courant
à mes côtés. Après cet intermède, je sens à
nouveau les petites molécules d’acide
lactique qui viennent perturber le
fonctionnement de mes fibres musculaires.
Tellement à bout, je marche, laissant
échapper des minutes entières. J’entends de
gros fainéants qui gentiment mais aussi
bêtement m’encouragent en français. Seules
mes ressources internes me permettent de
reprendre la course pour terminer en 3H31,
loin de l’objectif de 3H15…
Le bip des puces
retentit enfin : bruit strident mais heureux
aux oreilles ! Comme à la fin de chaque
marathon, quelques larmes coulent
automatiquement. Je les laisse dégouliner
sans honte aucune. Au dernier
ravitaillement, j’ai embrassé Sacha et
Muriel. Le verre d’eau qu’elle me tendait a
été le plus réconfortant de toute la course.
On doit se retrouver à la lettre F. J’avance
doucement pour récupérer mes vêtements. Et
là, comme dans un rêve, il me sourit ! Dans
un élan d’amitié virile on s’étreint au
milieu des autres. Nous nous serrons très
fort. C’est intense. Il s’appelle Gilles,
est effectivement d’origine italo-espagnole.
Il a effectué la seconde moitié de la course
en me suivant à quelques mètres. Son copain
l’attend à la lettre S.
Ce marathon a été
dur, mais le plus beau pour moi. Gilles a
disparu. Muriel aussi. Après avoir passé le
week-end ensemble (on ne se connaissait pas
avant), je ne l’ai jamais revue. Un accident
de voiture nous l’a enlevée en décembre. Je
crois qu’elle aurait été une vraie amie.
Elle était bien réelle, elle.
Jeremy Lett (pseudo)